Nous
poursuivons notre étude sur l’organisation tactique. Nous
allons nous occuper du rôle d’un chef d’agrès
sur intervention, en comparant ce qu’il fait aujourd’hui,
en subissant un déroulement, avec ce que notre système
d’organisation va pouvoir lui permettre de faire.
Car si
l’organisation se met en place, encore faut-il que le chef qui va
se retrouver à la tête d’un tel groupe soit apte
à tenir son nouveau rôle.
La
mise en place de notre système d’organisation est une
chose, mais nous avons vu, avec l’exemple du Lidl, que si le chef
ne prenait pas pleinement conscience de son rôle, ne profitait
pas de ce que l’organisation lui fournissait, le résultat
n’était pas meilleur que dans une situation de chaos.
Le rôle du chefEn
incendie, le rôle du chef a toujours été sujet
à discussion. Nous parlons évidemment du chef
d’agrès donc de celui qui commande le premier engin ou au
plus deux engins.
Si nous nous intéressons à ce chef
donc à ce "petit niveau", c'est pour une raison simple: sauf
rares exceptions (explosions, attentats…) un feu démarre
petit, évolue et prend de plus en plus d'ampleur. Rendu à
un certain niveau, il se stabilise, plus ou moins longtemps suivant le
combustible disponible, puis il décroît. Or, ceux qui
arrivent dans la phase de croissance du feu sont les sapeurs-pompiers
du service incendie le plus proche. Dans bien des cas, ce n'est qu'un
engin incendie, avec un équipage de 6 ou même seulement 4
hommes. Lorsque le premier engin gère correctement la situation,
il peut éteindre rapidement. C'est le cas décrit dans l'
article
sur le feu géré par les sapeurs-pompiers de Mouscron. Lorsque les choses "dérapent", la première
équipe se fait déborder. Le feu prend alors de l'ampleur,
et les renforts arrivent. Mais en fin de compte les renforts arrivent
généralement alors que le feu est dans sa phase stable.
Le
problème principal se situe donc au niveau de notre premier
engin car bien souvent c'est de lui que va dépendre la suite des
événements.
Dans la situation traditionnelle ce
premier chef est en même temps celui qui analyse et celui qui
doit donner des ordres. Nous avons vu au fur et à mesure des
articles que, sauf rares exceptions, ceci ne fonctionnait pas
correctement.
La disciplineSouvent lorsque l'on
soulève le problème du temps qui manque pour analyser
alors même que l'équipe commence à s'activer, la
réponse qui est donnée concerne la discipline. Le
personnel n'est pas discipliné et il suffirait donc d'un coup de
baguette magique et de quelques coups de pieds au c… pour que
tout rentre dans l'ordre. D'ailleurs chacun est persuadé que
dans son service, tout va bien. Car c'est une évidence:
l'indiscipline, les gars qui font n'importe quoi, c'est chez les autres.
Après
une analyse des différentes unités incendies, nous
pouvons dire que, mondialement, il ne semble exister que deux
unités de sapeurs-pompiers dans lesquelles la
discipline est relativement exemplaire. Ce sont la Brigade des
Sapeurs-Pompiers de Paris (BSPP) et le Bataillon des Marins-Pompiers de
Marseille (BMPM). Cela semble s’expliquer par un contexte
national particulier. En France, à part ces deux unités militaires,
les sapeurs-pompiers sont civils et il y a un grand mélange de
professionnels et de volontaires. Un jeune Français qui veut
être sapeur-pompier commence souvent par "la Brigade" ou "le
Bataillon". Là, il subit la discipline et n’a pas grand
chose à dire. La vie à Paris ou à Marseille
n’étant pas forcément supportée
longtemps, la fiancée étant restée en province, au
bout de quelques années, ce sapeur-pompier quitte son
unité militaire et incorpore une unité civile. Sur Paris
et Marseille, en moyenne les sapeurs-pompiers sont jeunes. Ceux qui restent à la BSPP ou au BMPM sont des
militaires dans l'âme. Ils deviennent les "anciens" et
n’ont pas beaucoup de mal à se faire obéir. Dans
d’autres pays, le sapeur-pompier ne peut être que militaire
car seul ce type de fonctionnement existe. Il reste donc dans son
unité, même si cela ne lui plait plus. Il devient une
sorte de fonctionnaire, pas plus motivé qu’un autre et la
discipline s’étiole progressivement. Il existe ainsi des
unités dites "militaires" ou "professionelles" dans lesquelles la discipline
n’existe qu’en façade et dans lesquelles le niveau
de compétence est inférieur à celui du plus petit
corps de volontaires Français!
Les doutes des
différents chefs d’agrès que l’on peut
observer en intervention ne sont souvent que le résultat de
cette confrontation entre un système théorique qui ne
fonctionne qu'avec une forte discipline et la réalité du
terrain et du personnel, auquel s’ajoute progressivement un
dérapage dans les actions.
Le
chef actuel est ainsi
pris dans une mouvance sur laquelle il ne peut agir: impossible de
faire une photo et de réfléchir sur une situation lorsque
celle-ci est mouvante et surtout mouvante de façon
désordonnée. Du point de vue du commandement certains ne
se rendent pas compte de cette situation. Heureux les simples d'esprit!
Mais d'autres en prennent conscience. Ainsi, j'ai eu il y a quelques
jours une discussion avec
un officier des sapeurs-pompiers militaires de Brasilia. Lors de cette
discussion, la présentation du système tactique qui fait
l'objet de ces articles lui a paru une solution idéale, mais non
applicable dans son cas. Non que la solution ne fonctionne pas, bien au
contraire, mais parce que cet officier est confronté à un
niveau d'inorganisation tel que les interventions se déroulent
quasiment au hasard et que le système, dans sa totalité,
évolue en produisant de plus en plus de paramètres, tous
plus flous les uns que les autres. Se trouvant un peu dans la situation
d'un mécanicien qui devrait réparer une voiture en train
de rouler, il cherche avec quelques-uns de ses collègues non pas
à corriger cette situation (car cela lui semble désormais
utopique), mais à gérer l'aléatoire!
Si nous observons cette
situation du point de vue commandement, nous pouvons aussi l'observer
depuis l'intérieur de l'équipe. Récemment un des
membres du site m'a fait part de son expérience au sein d'une
équipe totalement désorganisée, lors d'un
incendie. Même si lui, issu de la BSPP, a cherché à
travailler avec rigueur, le chaos ambiant a rapidement pris le dessus.
Ce sapeur-pompier a alors commencé à réaliser des
actions qui ne lui ressemblaient pas: il est devenu partie prenante de
ce chaos. Un peu comme un individu seul voulant arrêter une foule
en mouvement. Entraîné par celle-ci, il en devient un
élément. La panique et le désordre ont ceci de
particulier qu'ils se communiquent plus facilement et rapidement que le
calme et l'organisation.
"
La masse, privée d'un
maître, a tôt fait de subir les effets de sa turbulence.
Les plus habiles marins ne quittent point le port si personne ne
règle la manœuvre et quatre hercules ne lèvent pas
un brancard s'il ne se trouve quelqu'un pour rythmer leur effort. En
face de l'action, la foule a peur, l'appréhension de chacun s'y
multiple à l'infini de toutes les l'appréhensions des
autres". (Charles de Gaulle / Le fils de l'épée)
Or
cette inorganisation qui va gagner le groupe, il faut coûte que
coûte la gérer dés qu'elle apparaît et
même avant qu'elle n'apparaisse. Car elle va engendrer rapidement
une baisse de performance, très difficile à rattraper.
"
L'expérience
historique montre à l'envi que le sentiment de la défaite
s'installe dans une troupe, à commencer par ses chefs, longtemps
avant que le taux de perte ne rende l'unité inapte à
combattre. Les troupes invincibles sont celles qui refusent d'admettre
qu'elles sont vaincues et l'histoire leur donne souvent raison car,
même battues, elles disposent encore d'un potentiel significatif,
assez pour renverser la balance" (Général Yakovleff "Tactique Théorique").
Notons
que nous trouvons ici la validation d'un point essentiel en ce qui
concerne la réussite exemplaire décrite dans
l'intervention de
Mouscron: sur cette intervention, le personnel ne doute pas. A l'inverse, l'
article sur l'extinction,
avec les sapeurs-pompiers Américains incapables
d'éteindre un feu de voiture, montre bien un groupe d'individu
qui se disloque progressivement sous l'efet du doute.
La MGO et l'impact sur le chefEn
France, une grande partie du travail se base sur la Marche
Générale des Opérations (MGO), Utilisée en
France ainsi que dans un grand nombre de pays, elle stipule que
l’action à entreprendre en premier, c’est la
reconnaissance. La MGO se trouve décrite dans le
Règlement d’Instruction et de Manœuvre (RIM -
Chapitre IV – Pages 863 et suivantes) dont la première édition date de 1954.
Tant
que cette
MGO s’appliquait dans le contexte de sa rédaction, tout
allait bien. A l’époque, pas d’appareil
respiratoire, des tenues offrant une faible protection et des lances
peu
efficaces en intérieur. La reconnaissance consistait à
faire le tour complet de la structure pour l'analyser, mais rarement en
y entrant. Lorsque les équipements se sont
améliorés, certains chefs en on déduit que la
reconnaissance consistait à entrer, chercher le feu, ressortir
et dire exactement au personnel où il se trouvait.
Ceci
amenant immédiatement une question ; pourquoi ne pas avoir
cherché le feu avec une lance pour éteindre directement
une fois le feu trouvé ?
De plus, une des règles de la MGO semble avoir été oubliée : "
La
mise en œuvre des lances facilite, dans bien des cas, le
sauvetage ; les flammes sont abattues, la chaleur diminue, les chances
d’asphyxie sont moins grandes, les personnes exposées
reprennent confiance, les escaliers peuvent redevenir praticables et
c’est la voie la plus sûre pour opérer des
sauvetages ou des mises en sécurité" (RIM – Page 865). Le document "
Approche Tactique des feux de locaux",
en indiquant qu’il faut "attaquer pour sauver", ne fait que reprendre ce que la MGO annonce déjà.
Avec
l’évolution des feux le chef s’est rapidement
trouvé entre deux attitudes possibles : soit il
s’équipe totalement et participe directement à
l’action soit il ne pas met d’équipement "de feu"
et reste en dehors de l’action. Du moins en dehors de l'action du personnel.
En fait, le chef doit
avoir la possibilité d’intervenir, tout en conservant
cette capacité en réserve. Il doit prendre conscience que
son action, pour être efficace, doit être l’action
d’un chef et non pas l’action d’une simple
intervenant "de plus".
Dans le domaine militaire, nous trouvons des
exemples de cette aptitude au commandant, celle où le fusil d’un
chef et plus qu’un fusil et où son épée va en
entraîner 100.
Les descriptions que l’on trouve
concernent bien évidemment des faits d’armes de haut
niveau, l’histoire ne conservant que ceux-ci. Mais leur lecture
permet de bien comprendre le rôle particulier de celui qui dirige.
Dans
son document "Le soldat de l’antiquité" (1933), Charles de
Gaulle analyse les armées antiques et cite l’exemple de
César: "
Les Nerviens surprennent un jour l’armée
qui se préparait à camper ; un grand désordre se
produit ; les 12éme et 7éme Légions,
enveloppées par l’ennemi, perdent en quelques instants
tous leurs centurions. La 10éme Légion,
réfugiée sur une colline, hésite à se
porter en avant pour les délivrer : le Consul y court, suivi de
quelques braves, et son exemple entraîne tout le monde". Nous
voyons bien dans cet exemple que César n’est pas une
"épée de plus". C’est le chef et son but
n’est pas de faire, mais bien d’inciter à faire.
Pour reprendre une expression simple, il va seulement "donner un petit
coup de pouce".
En revanche nous avons des exemples de gestion
désastreuse, qui prennent des aspects assez divers. Cette fois
encore, Charles De Gaulle nous livre quelques réflexions qui
rappelleton à certains des situations vécues en intervention. Au sujet du
commandement, il indique "
Parfois le chef, inapte à
décider, se donne par l’agitation l’apparence et
l’illusion de l’activité, et s’attachant
à quelques détails, consume en interventions accessoires
et désordonnées son désir d’influer quand
même sur les événements".
Le chef, inapte
à diriger ou inapte à prendre l’initiative, peut
également prendre une attitude inverse, également
décrite par De Gaulle "
On voit, le 16 août 1870
à Rezonville, le Maréchal Canrobert, ayant engagé
vers le bois de Tronville les unités qu’il a sous la main,
discernant fort bien que la décision pourrait être obtenue
à sa droite si l’on y portait quelque effort, mais en se
gardant de le faire parce qu’on ne lui a pas dit, bornant son
action à observer le combat sans chercher à le diriger,
fumant cigare après cigare à son poste de commandement de
la Voie Romaine et recevant les obus avec philosophie".
En
incendie, ces exemples de gestions désastreuses se retrouvent
également à de très haut niveau. Des colonels ont
ainsi été vus, suants à tirer des tuyaux, face
à un feux qui avait fait perdre pied à l’ensemble
du personnel, gagné progressivement par le doute, puis par la panique.
Or
lorsque le chef perd sa conscience de chef et redevient un simple
"homme de plus", tout est perdu. Face à la dégradation
d’une situation, le groupe, initialement cohérent, va
progressivement se fissurer pour, en fin de compte, ne plus être
qu’un ensemble d’individus, ayant seulement le doute et la peur comme
points communs.
Pour reprendre une notion de gestion de projet, nous
démarrons avec 1 équipe de 6 ou 8 personnes et nous
finissons avec 6 ou 8 équipes de 1. D’un point de
vue nombre, c'est identique. Mais pas en terme de rendement.
L'erreur du chef comme exécutantD’un
regard extérieur, nous pouvons dire que voir un "chef" prendre
la place d’un exécutant, c'est le signe d’une
désorganisation. Notons d’ailleurs que cette désorganisation peut
être entretenue par le système. Ainsi, sur certains
secteurs d’intervention, le "chef" est avec le binôme pour
lui indiquer où arroser.
Si cette indication est
nécessaire, cela veut dire qu’il est grand temps de revoir
la formation du binôme. Si par contre le binôme est
compétent, c’est lui manquer de considération et
à terme le décourager ou l’inciter un jour où
l’autre à dire au chef "tu n’as qu’à
faire toi même". De plus, le chef n’a plus la vision
globale qui doit être la sienne. En clair, c’est courir
vers des situations du type Lidl.
Certains chefs cherchent des
excuses qui ne résistent jamais bien longtemps à
l'analyse. Un officier d'un service incendie Belges dans lequel les "chef" sont avec les hommes, m'a ainsi raconté que sa
présence juste derrière son personnel lui avait permis de
sauver celui-ci, lors d'un incendie. Ceci justifiant à ses yeux
cette position. Il avait effectivement sauvé son personnel en le
prévenant, car le feu reprenait de l'ampleur suite à la
rupture d'une fenêtre. Sauf que la fenêtre avait
été brisée par un autre sapeur-pompier qui
était monté sur l'échelle et avait pris
l'initiative de créer cette ouverture. Le binôme avait
donc été sauvé par le chef, alors même que
la dégradation de la situation n'était que le
résultat d'une erreur de ce dernier. Car son rôle
n'était pas d'entrer mais bien de surveiller l'ensemble du
personnel et donc d'empêcher les initiatives personnelles,
toujours source de problèmes.
Là encore, les
militaires analysent bien cette situation du chef qui "veut faire". Le
Général Yakovleff dans l'ouvrage de
référence "Tactique Théorique"est d'ailleurs
particulièrement strict sur ce point: "
Le chef qui se respecte
n'a pas le droit de mourir au combat ou de s'y faire neutraliser, quoi
qu'en dise les plus intrépides d'entre eux". Et le
Général poursuit en ajoutant "
Ce n'est pas par
égoïsme ou par manque de courage que le chef évite
de s'exposer inutilement, mais bien parce qu'il a des obligations
vis-à-vis de sa troupe et que s'il est mort il ne pourra pas les
remplir. La bravade n'est pas la bravoure. Les bonnes troupes le savent
bien. Seul le soldat qui doute exprime le désir de voir son
général à ses côtés".
En
même temps, le chef doit savoir agir et ne pas rester trop
distant. Sur un feu cela veut dire que le chef pourra porter une tenue
de feu complète et un ARI sur le dos, mais sans brancher le
masque. Son regard circulaire (il profitera de l’emplacement
d’un cône de rassemblement par exemple) lui permettra de
surveiller tout en étant prêt à agir. Sur un feu de
voiture qui risque de se propager, il lui suffira de mettre son masque
d’ARI et d’aller demander au binôme de changer de
place. Puis il reviendra à son poste, retirera son masque
d’ARI et reprendra son rôle d’observation.
Dans
ce cas, l’équipement du chef peut être
légèrement différent de celui du reste du
personnel. Si pour des raisons d’étanchéité,
de solidité et de fixation, il peut être utile
d’équiper le personnel d’ARI avec des masques
"araignées", le chef sera peut-être plus à l’aise avec
un ARI "à griffe", pour pouvoir le mettre et le retirer
facilement. De même il pourra avoir un étui de bouteille
ARI de couleur différente, tout comme son casque. Le chef doit toujours
être repérable, comme la bouée de sauvetage!
Le chef guide et aide. Si le binôme a du mal à
déplacer sa lance, il viendra aider, mais toujours
temporairement. Il est le "bras en plus", juste quand il faut, mais pas
plus, car une fois l’action relancée, celle-ci doit
continuer sans lui. Si cette action a besoin
de lui pour continuer, c’est que cette action a été
mal dosée et cette erreur incombe au chef lui-même.
Pour finir…Le
chef doit donc rester à sa place de chef. Il utilise notre
système d'actions pré-établies pour ne pas avoir
à courir partout. Il reste calme, il est le point de confiance
du groupe. Il remotive celui-ci par un simple geste, par un conseil. Il
fait confiance. Et ce point est sans doute le plus important car si le
chef ne fait pas confiance, c'est qu'il doute. Et s'il doute il ne peut
pas soutenir sa troupe et sa troupe doutera également de lui.
Car le doute est contagieux.
Bibliographie- "Tactique Théorique". Général Michel Yakovleff. Edition Economica. ISBN-978-2-7178-5734-4
- "Le
fil de l'épée et autres écrits".
Général Charles de Gaulle. Edition Plon.
ISBN-978-2-259-19139-5