Les deux précédents articles ont permis de constater que se focaliser sur
les feux de locaux en tant qu'événements particuliers et les analyser de
façon théorique mais surtout de façon isolée, ne donnait pas résultats
probants.
Dans cet article, nous allons tenter de voir ce qui différencie le format
actuel de formation de la réalité du terrain, afin de dégager des pistes
d'actions, pistes que nous utilisons d'ailleurs dans le cadre de la
formation des Sapadores-Bombeiros du Brésil.
Le décalage
Les Sapeurs-Pompiers ont toujours eu du mal à analyser leur propre
comportement, à se juger et donc à s'améliorer. Le processus
d'amélioration continue, chère aux entreprises ISO, leur est globalement
inconnu. L'évolution se faisant par à-coups, cette évolution est
généralement précédée par des années de navigation à l'aveugle. Dans leur
ouvrage "Les sapeurs-pompiers. Des soldats du feu aux techniciens du
risque" (PUF-2000), les sociologues Dominique Boullier et Stéphane
Chevrier ont analysé les sapeurs-pompiers afin de mieux les comprendre. Le
chapitre sur la formation est toujours d'actualité. Il traite du RIM
(l'ouvrage est issu de travaux de recherche datant de 1996) en indiquant
que tout le monde doit l'utiliser pour l'instruction mais que "par un
étrange glissement qui indique que le temps a fini par avoir prise sur
l'organisation, les sapeurs-pompiers apprennent, pour préparer l'examen,
des manoeuvres qu'ils ne réalisent pratiquement pas dans l'activité
quotidienne".
La théorie inutile
La théorie sur les feux de locaux est une théorie qui peut être très
longue. Expliquer la pyrolyse peut demander des mois et nécessiter des
dizaines de formules. Il faut pourtant se demander si, au delà du fameux
"c'est intéressant de savoir ça", cette théorie a un intérêt en opération.
Prenons le cas de la fumée: imaginons que sa couleur puisse donner une
indication précise sur ce qui va se passer, comment ça va se passer, et
quand. Il serait alors facile de préparer une petite bande de papier avec
un dégradé de couleur (du blanc au noir), avec pour les différences
nuances de couleurs, une indication: installer une lance de 45, installer 2
lances de 45, installer une lance de 70, interdiction d'entrer, ventiler
par le bas, ventiler par le haut etc... On plastifie notre petite bande de
papier, on en donne une à chaque chef d'agrès et le tour est joué: il
suffit de regarder la fumée, de regarder sur la bande de papier pour
trouver la couleur correspondante et de réaliser l'action indiquée.
Si on nous répond "Ah oui, mais ce n'est pas si facile que ça parce que ça
dépend de ceci, de cela, de l'expérience" etc... cela signifie qu'en
opération cette théorie ne sera d'aucune utilité car devant le feu avec
les gens aux fenêtres et la panique générale, le Chef d'Agrès n'a pas le
temps d'intellectualiser.
Pire, si nous analysons le comportement et la couleur des fumées de
pyrolyse (par exemple), nous constatons que cette soit disant "analyse"
est quasiment impossible. Regardez le ciel et les nuages. Ils peuvent être
presque transparents, opaques, blancs, gris ou quasiment noirs. Les
nuances sont nombreuses. Or un nuage est composé d'eau et l'eau est
transparente.
Etonnant? Soufflez doucement devant vous. Vous soufflez du CO2, gaz
transparent. Faite la même chose en hiver: vous "voyez" le CO2. En fait,
pratiquement tous les gazs sont transparents et les gaz de pyrolyse, à de
rares exceptions, sont transparents. C'est le fait qu'un gaz à un certaine
température et avec un certain taux d'humidité entre en contact avec une
autre masse de gaz, de température et de taux d'humidité différents, qui
fait qu'il va se produire un phénomène de condensation, donc de production
de fines gouttelettes d'eau, qui vont dévier les rayons lumineux et
produire cet effet de "blancheur".
Ainsi une mini-maison réalisée par temps froid et sec ne fume pas de la
même manière que la même mini-maison réalisée par temps chaud et humide.
Croire que l'on peut analyser les "fumées blanches" simplement en les
observants est donc une erreur. A la limite, on peut se dire que "ça fume
plutôt blanc", mais au delà de cette analyse "basique" on entre vite dans
l'inconnu.
Le temps que l'on doit consacrer à l'étude de la fumée doit donc être
court, puisque rapidement les paramètres deviennent trop nombreux pour
permettre une analyse en cours d'opération.
Il faut donc analyser chaque élément de la théorie afin de bien déterminer
si son contenu amène quelque chose en opération. Et il ne faut pas se
contenter de dire "Oui", il faut décrire pour chaque séquence de cette
théorie, ce que cela apporte réellement. Concernant la pyrolyse par
exemple, il suffit de dire que ça fume blanc, que les fumées qui se
dégagent sont difficiles à différencier de la vapeur d'eau et qu'on
considérera donc toujours les fumées blanches comme étant de la pyrolyse.
On dira que ces fumées sont combustibles et devront toujours être
refroidies et que les objets qui pyrolysent devront aussi être
refroidis. On indiquera aussi qu'éteindre avec peu d'eau produit peu
de vapeur d'eau, et qu'ainsi, si nous avons plein de fumée blanche nous
pourrons en déduire que "puisqu'on a éteint avec peu d'eau, cette fumée
n'est pas de la vapeur donc c'est de la pyrolyse".
Pour le Chef d'Agrès, nous pourrons rajouter qu'il devra surveiller la
quantité de fumée blanche en se disant que si tout est refroidi et que
cette quantité de fumée blanche reste constante ou augmente, c'est que des
éléments cachés continuent à pyroliser.
En clair, pas de formules, pas d'équation, mais des détails très
terre-à-terre.
Pour ce qui est de l'explication sur la production de fumée (cf. article
"Pourquoi ça fume") nous constatons que de très nombreux "spécialistes" ne
savent même pas pourquoi ça fume! Or, opérationnellement, cette
explication a un intérêt. En effet, puisque le principal problème, c'est
la fumée, si nous savons par quel processus mécanique celle-ci est
produite, nous pouvons agir sur ce processus pour l'empêcher et donc
diminuer la production de fumée (Note: une nouvelle version de l'article
"Pourquoi ça fume" est en préparation, avec les explications sur les
implications opérationnelles).
Il faut donc nettoyer la théorie, en mettant, pour chaque partie, une
justification opérationnelle. Il sera alors facile de constater qu'une
bonne partie ne sert pas à grand chose. Un Sergent volontaire nous a dit après sa formation sous-off "
C'était
intéressant, mais cela ne me donne aucune bille et je ne vois pas le
lien avec les interventions". Compte tenu du fait que la
formation coûte très cher aux services et qu'en plus les volontaires ont
de moins en moins de temps, arriver à ce genre conclusion après avoir
perdu une semaine de vacances pour aller se former, c'est pour le moins
gênant...
La maison du feu et le caisson
Passons maintenant aux équipements de formation, tel que les maisons du
feu et les caissons. Là encore, les investissements semblent être fait
sans prendre en compte l'opérationnel. Comment justifier l'achat d'une
maison du feu "au gaz" donc ne produisant pas de fumée, tout en rabâchant
en permanence qu'il faut se méfier des fumées? La seule utilité que l'on
puisse trouver à ce type d'installation serait une utilité pour les Chefs
d'Agrès afin de les faire manœuvrer dans le cadre de l'approche d'un
bâtiment, positionnement des engins, prises de décisions. Et encore... si la
prise de décision doit se faire en fonction de la fumée, comme il n'y en a
pas, cette prise de décision risque d'être difficile et peu fiable.
Ceci ne veut évidement pas dire qu'il ne faut pas manoeuvrer (argument
classique, "si ça sert à rien, on va rien faire") mais plutôt qu'il faut
réfléchir à "comment faire".
Le caisson "bois" offre la possibilité de mieux appréhender le feu car
c'est un feu qui fume. Sauf que le caisson pose plusieurs problèmes: s'il
possède un exutoire, il offre la vue d'un comportement de feu qui ne sera
pas observé dans la réalité car l'exutoire évacue
principalement les gaz chauds qui, dans la réalité, ne peuvent pas
s'échapper. Si le caisson ne possède pas d'exutoire, cela permettra de
parfaitement voir la stratification des fumées. Par contre, dans un cas
comme dans l'autre (avec ou sans exutoire), la partie "pratique des
lances" sera presque toujours faussée. En effet, étant donné que les
impulsions sont des actions qui ne semblent pas devoir donner un grand
effet de part leur très faible durée et la très faible quantité d'eau
envoyée, la seule solution qui a été trouvée pour que les stagiaires se
rendent compte de l'efficacité des impulsions, consiste a évacuer les
fumées afin de produire un plafond de flammes. Bien oranges, bien
présentes sur toute la largeur du caisson, les flammes sont
impressionnantes, clairement définies et surtout les impulsions y
produisent un effet visible.
Le problème c'est qu'en intervention, la situation ressemble assez peu à
celle du caisson: le plafond de fumée est très bas, on ne voit rien du
tout et les impulsions ne sont suivi de pratiquement aussi effet visuel.
Il y a bien, dans la plupart des cas, baisse de la chaleur, mais avec les
tenues de feu, cette baisse est difficile à discerner. On peut dire
qu'avec une caméra thermique, on verrait mieux, mais c'est un équipement
coûteux et on rajouterait alors un nouvel équipement à un binôme qui a
déjà du mal à progresser avec son ARI, sa lance, les coudes du tuyaux dans
les portes etc...
L'incrédulité des stagiaires
Un autre point à noter, c'est l'incrédulité des stagiaires. Trois
anecdotes nous ont mis la puce à l'oreille. La première s'est
déroulée à Brasilia. Un formateur flashover, ayant déjà formé des dizaines
de sapeurs-pompiers, a écrit un jour au Lieutenant responsable de la
formation pour lui indiquer qu'étant de garde il avait participé à un feu
d'appartement et qu'il avait utilisé les techniques qu'il enseignait.
Jusque là, rien de bien étonnant, sauf que le courrier se terminait par
une remarque du genre "C'est super, ça marche"... En fait, le formateur
semblait étonné que les techniques qu'il enseignait puissent fonctionner!
Après avoir pris connaissance de ce courrier, nous nous sommes demandé
s'il ne représentait qu'un cas isolé. Un ami, formateur flashover à
Lisbonne nous a alors raconté une anecdote assez similaire: il forme le
personnel d'une caserne de la ville. Quelques jours après, cette caserne
est appelée pour un feu de restaurant. L'équipe arrive, installe les
lances, progresse comme indiqué dans la formation et éteint en quelques
secondes. Le lendemain, cette équipe se présente à l'école, va voir cet
ami formateur pour lui dire "On a utilisé ce que tu nous a appris. Ben dit
donc, c'est super, ça marche!", suscitant un peu la colère de notre ami
qui se demandait si ses stagiaires pensaient que, d'habitude, il ne leur
racontait que des bêtises!
La troisième fois, ce fut lors d'un stage formateurs flashover que
j'encadrais dans le Sud de la France. Le dernière jour du stage, les
futurs formateurs donnaient cours à des sapeurs-pompiers "cobayes". Le
matin, ceux-ci avaient suivi le cours théorique, assistés à une
démonstration de mini-maison et se retrouvaient l'après midi comme
stagiaires des futurs formateurs. J'observais alors un binôme de futurs
formateurs expliquant la progression avec le pulsing: activité de
découverte, démonstration temps réel, démonstration commentée justifiée,
reformulation puis activité d'application. Tout était excellent et les
stagiaires "cobayes" réalisaient le geste de façon quasi-parfaitr. Je décidais alors
d'intervenir, en sachant que les stagiaires "cobayes" étaient tous
sapeurs-pompiers professionnels, très impliqués dans l'opérationnel avec
pour certains plus de 10 ans de service. Je leur ai dit "J'ai une question
à vous poser et je veux une réponse honnête: vous êtes dans un appartement
en feu, vous devez progresser dans le couloir. Au plafond, sur toute la
largeur du couleur, il y des flammes sur 30cm d'épaisseur et sur 3 à 4m de
long. Vous devez avancer. Vous venez d'apprendre une technique pour ça.
Est-ce que vous l'utiliserez?".
Ne me plaçant pas dans la peau du formateur qui sait tout ou du
gradé qui demande "le cours était bien?" et à qui on répond évidement "Ah
oui mon Commandant", j'ai obtenu LA vraie réponse. Elle a été claire et la
même pour tout le monde: "certainement pas! On va ouvrir la lance en grand
et arroser bien fort parce que le pchit pchit en l'air, c'est quand même
ridicule" ...
Inutile de dire que l'on commence alors à se poser des questions...
Le binôme avec un homme et des roulettes
Le mythe du sapeur-pompier, seul, sauvant femme et enfants, transpire à
tous les niveaux des formations, alors que l'analyse des interventions
démontre que tout est affaire de groupe et de cohésion de ce groupe. Le
héros ne réussi que grâce aux actions des sans-grades et ce sont les
défauts des sans-grades qui tuent le soit-disant héros. Et c'est bien là
LE problème: l'observation de la plupart des formations incendie montre
que celles-ci ont tendance à traiter le problème de façon individualiste,
en favorisant ce concept du "héro". Nous avons vu ainsi des formateurs
flashover demander à ce que l'incendie soit une "spécialité"! Quelques uns seraient les portes lances, tout auréolés de gloire, les
autres se contentant d'alimenter l'engin. Sauf que si l'alimentation n'est
pas faites, e pauvre garçon tout
auréolé de son soit disant savoir, risque d'être bien embêté sans eau à la lance,
face au feu.
Une vidéo, à priori tournée dans l'Est de la France, dans une maison du
feu au gaz, nous a permis de prendre conscience de ce dysfonctionnement.
Elle montre un binôme qui progresse, passe une porte, continue à
progresser, trouve une victime et la sort. Le problème c'est que le binôme
n'en est un que par le fait qu'il y a deux être humains. Mais l'action du
second membre du binôme est tellement insignifiante qu'en mettant à sa
place deux roulettes sur le tuyau, on obtiendrait le même effet. Lors de
la première progression, le pauvre garçon ne fait strictement rien. Pour
passer la porte, il se contente de regarder le "super porte lance" qui
s'occupe de tout. Le comble est atteint lors de la découverte de la
victime: le porte lance se retourne, donne sa lance au second, avec un
geste signifiant de toutes évidences "je te fais l'honneur de te laisser
tenir ma lance, mais si tu t'en sers, ça va mal se passer" et c'est le
"porte lance" qui sort la victime.
Comment peut-on espérer qu'un groupe de 6 ou 8 sapeurs-pompiers puisse
travailler avec une bonne cohérence quand on est incapable de démontrer cette
nécessité de cohérence avec un seul binôme?
Le turn-over
Si cet écart entre le mode de formation individualiste et le besoin
opérationnel (qui est un besoin de cohésion de groupe) pose effectivement
problème, nous constatons que ce manque de cohésion a aussi des impacts
plus vicieux, à plus long terme. Un coup d'oeil autour de nous, dans les
rangs des sapeurs-pompiers professionnels, nous montre que tout ceux qui
ont souhaités s'investir dans leur activité, ont vite compris que cela
passait par un travail d'équipe. Or, paradoxalement, tout l'infrastructure
et son organisation visent à favoriser les individualités. Résultat,
quasiment aucun sapeur-pompier professionnel ne réussi a mettre en oeuvre
un changement au sein de son service. Il se retrouve seul et sa hiérarchie
ne l'aide pas. Il abandonne généralement son espoir de changement et
s'oriente fréquemment vers une autre activité. Lorsqu'elle est sportive,
elle est individuel (cross, triathlon) et quand elle reste dans le domaine
"pompier" elle est aussi individuelle, avec par exemple l'essor de la
RCCI. Si du côté des professionnels le salaire et la sécurité de l'emploi
empêchent l'hémorragie des ressources humaines, ce manque de cohésion et
l'esprit individualiste donne des résultats dévastateurs chez les
volontaires...
Conclusion
De ces remarques et analyses nous pouvons déjà tirer quelques conclusions.
En premier, la place de la théorie doit être revue à la baisse. Elle
devient rapidement trop compliquée pour le public concerné, mais en plus
elle comporte tout un tas d'éléments inutiles ou inapplicables en
intervention. En second, la partie pratique doit prendre en compte le fait
que l'activité est une activité de groupe. Ce n'est pas facile car former
un individu à un geste technique ou lui bourrer le crâne avec la théorie
est largement plus facile que de faire passer un message de cohésion. Et
ceci en peu de temps puisque les formations doivent être courtes.
Pour finir, voici trois liens sur des vidéos que nous avions tournés en
Belgique, il y a quelques années. La première montre la progression, la
seconde l'attaque pulsing penciling et la troisième le passage de porte.
Observez le travail du porte lance: il est concentré sur son geste,
regarde devant lui. Son espace visuel est très réduit et son geste est
simple. Mais observez surtout le travail de son équipier. Ici, son rôle
est majeur: il aide en positionnant le tuyau de la bonne manière et
surtout, il n'arrête pas d'observer. En terme de sécurité du binôme,
d'analyse des actions à mener (victime? espace à vérifier? trou dans le
sol? risque d'effondrement? etc...), c'est l'équipier qui fait le plus
gros travail, pas le porte lance!
Nous avons ici un véritable binôme, qui communique (le passage de porte
est très significatif avec les gestes entre les deux hommes).
https://www.youtube.com/watch?v=xTYmXGLvsAg
https://www.youtube.com/watch?v=aWzTW2gsRII
https://www.youtube.com/watch?v=vrwDVcpfM6M